Premières lignes (96)

Dans ce rendez-vous hebdomadaire, organisé par Ma Lecturothèque, je vous ferai part des premières lignes de romans qui me font considérablement envie…


Pour cette semaine, j’ai décidé de vous présenter les premières lignes du roman « Les Nuits Envolées », écrit par Magali Lefebvre et édité chez Chat Noir !

« C’est par une nuit sans lune que le sommeil a commencé à me fuir. Je le sais parce que l’obscurité dans la chambre était si épaisse cette nuit-là, en dépit des rideaux ouverts autour du lit, que j’avais plaqué ma main sur ma bouche tremblante pour ne pas hurler. Mes nerfs étaient si tendus, telles les cordes prêtes à se rompre d’un violon, que mon propre cri aurait résonné en un terrible son discordant, causant sans nul doute mon trépas tant ma peur aurait alors atteint son paroxysme. Pourtant, je me souviens comment tes doigts avaient su tirer de ces mêmes cordes une agréable mélodie, la nuit de nos noces. J’étais tout aussi tremblante à ce moment-là, encore ignorante de ce qui se joue dans le lit conjugal. Mais tes mains et tes lèvres m’avaient si bien caressée, tes murmures enamourés envoûtée, que mon corps s’était détendu. Avant de s’arquer de nouveau, cette fois pour exploser en une symphonie joyeuse. Las, tu n’es plus là et ton violon, celui sur lequel tu nous jouais chaque soir une lancinante chanson, reste enfermé dans son étui. Et toutes les nuits depuis celle-ci se déroule désormais la même grinçante mélodie. Ce soir aussi, je gis sous les draps, attendant un sommeil qui se dérobe à moi. Puis vient cette sensation diffuse que des bras invisibles enserrent mes côtes, pressent ma poitrine, perturbent l’harmonie des battements de mon cœur comme celle de mon souffle. Je me mets à claquer des dents, malgré la douceur de cette nuit de juin. Ensuite viennent les tremblements, incoercibles, et mon pouls s’accélère encore, tandis que je me persuade que je vais mourir là, seule dans le noir, loin de toi, loin de tout. Étouffant, je me redresse dans l’espoir de chasser le nuage de panique qui m’asphyxie. En vain. Alors je me lève et m’approche de la fenêtre. D’une main pâle, je tire les rideaux pour observer le jardin qui s’étire dans l’obscurité, la pelouse et les massifs illuminés d’argent par la lune en croissant, avant de se confondre avec les bois enténébrés. Le ciel, au-dessus, est piqueté d’étoiles froides, étincelantes. Des éclats de verre sur le velours de la nuit. Je me demande où tu es, à présent. Combien de lieues tu as parcourues au cours de la journée, quels paysages tes yeux ont admirés. Quels combats, peut-être, tu as pu mener. La ligne de front est encore trop lointaine pour cela, seules quelques semaines se sont écoulées depuis que tu es parti. Mais déjà, ma main se crispe sur ma chemise de nuit comme je crois percevoir la rumeur lointaine de l’écho des batailles qui t’attendent, si loin à l’Est. La peur afflue de nouveau, le calme étale de la nature nocturne ne suffit plus à la maintenir loin de moi. Une phalène volette dans ma direction et se pose sur la vitre en un petit choc mat, ses ailes blanches tachetées semblables à un minuscule linceul maculé qui s’étalerait autour de son corps mou. Je déglutis difficilement, ma gorge tout à coup obstruée comme si une main m’étranglait. Je lâche le rideau et recule d’un pas, me détournant de cette vision funeste. Je balaye la pièce familière du regard, mais cela ne suffit pas à chasser mon angoisse. Sans réfléchir, je me dirige vers l’armoire et ouvre ses battants de bois. J’ignore les tenues qui y sont suspendues, spectres attendant que j’y insuffle chair en les enfilant. Je glisse les doigts sous une pile de linge frais, immaculé, qui se détache presque dans l’obscurité de la pièce. Je retire un carré de dentelle et, d’un geste fluide, le place sur ma tête à la manière d’un voile. Le tissu léger se dépose sur mon visage, sa caresse me rappelant celle de tes doigts, si légers et si doux au plus profond de la nuit, lorsque tu venais vers moi. Ma poitrine se soulève, tente de dégager l’étroite cage de fer qui l’enserre. Elle y parvient presque. Je referme l’armoire et, sans considération aucune pour ma chemise de nuit d’où sourd si impudiquement ma silhouette, je quitte la chambre. Le couloir est plus sombre encore, toutefois j’avance sans frémir, rassurée par la barrière que la dentelle dessine élégamment entre moi et la nuit. La douce chaleur de la journée qui imprégnait encore la pièce que je viens d’abandonner est inexistante ici. Ma peau frissonne, engluée d’une moiteur glacée abandonnée là par mes craintes. Mes doigts se contractent. Je marche vers la fenêtre ovale qui marque le palier, par-delà l’escalier. Sa lumière argentée se découpe tout au bout comme un astre au cœur d’une mer d’encre. Mes pieds nus flottent presque sur le parquet ciré, leur plante en perçoit chaque nuance du bois, ses nœuds, ses creux. Mon souffle fait frémir mon voile, mais mes nerfs, quoiqu’encore vifs, ne tremblent plus. Je passe devant les portes fermées derrière lesquelles dorment mes beaux-parents. Prise d’un soudain élan de malice enfantine, je m’arrête et colle l’oreille contre le vantail. Je distingue à travers un battant, puis l’autre, leur respiration endormie dans le silence assourdissant de la maison assoupie. Celle de ma belle-mère Aurore, légère, un peu sifflante, présence discrète mais marquée, comme à son habitude. Celle de mon beau-père Célestin, franche et ronflante, aussi tranquille dans son sommeil que dans ses journées. Ma malice s’efface à mesure qu’enfle à nouveau l’angoisse. Je me sens intruse, à contre-courant de la normalité de la nuit. Qui suis-je, entre ces murs ensommeillés ? Je les envie, ces dormeurs insouciants, plongés chacun dans la tendre étreinte de Morphée, loin des angoisses nocturnes. Loin de ces spectres qui errent, sans repos, et qui agrippent mes côtes de leurs invisibles doigts, susurrant à mon âme la menace qui plane sur toi. Tout à coup, un cri retentit. Un cri qui glace mon sang, griffe ma peau, crisse sous mon crâne. Je tourne la tête, mon voile suit comme une caresse, et elle est là, perchée à la fenêtre. Son visage blanc en forme de cœur, percé de deux yeux aussi noirs que des puits sans fond et d’un bec vertical, cruel, prêt à déchiqueter des chairs. La chouette effraie se découpe, silhouette claire et fauve, sur l’ovale de la nuit et elle me fixe de son regard larmoyant. Je hurle, fais un pas en arrière et trébuche. Un augure, ce ne peut être qu’un oiseau de mauvais augure ! »

À la semaine prochaine pour découvrir de nouvelles premières lignes !

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