Premières lignes (77)

Dans ce rendez-vous hebdomadaire, organisé par Ma Lecturothèque, je vous ferai part des premières lignes de romans qui me font considérablement envie…


Pour cette semaine, j’ai décidé de vous présenter les premières lignes du roman « Le Familier », écrit par Leigh Bardugo et édité chez Sabran !

Le Familier

« Si le pain n’avait pas brûlé, cette histoire aurait été bien différente. Si le fils de la cuisinière n’était pas rentré tard la veille au soir, si la cuisinière n’avait pas appris qu’il traînait avec cette dramaturge, si elle n’était pas restée éveillée à s’inquiéter pour l’âme immortelle de son fils et à pleurer sur le sort futur de ses éventuels petits-enfants, si elle n’avait pas été aussi fatiguée et distraite, le pain n’aurait pas brûlé et les calamités qui s’ensuivirent auraient pu être le lot d’une autre maison que la Casa Ordoño, sise dans une autre rue que la Calle de Dos Santos. Si, ce matin-là, Don Marius s’était penché pour déposer un baiser sur la joue de sa femme avant de s’en aller vaquer à ses occupations du jour, cette histoire aurait été plus heureuse. S’il l’avait appelée « ma chérie, ma colombe, ma beauté », s’il avait remarqué le lapis bleu à ses oreilles ou les fleurs qu’elle avait disposées dans le couloir, si Don Marius n’avait pas négligé sa femme pour se rendre aux écuries d’Hernán Saravia afin de se repaître du spectacle de chevaux qu’il ne pourrait jamais se payer, peut-être Doña Valentina n’aurait-elle pas pris la peine de descendre à la cuisine et toute la tragédie qui allait en découler se serait plutôt déversée dans le caniveau avant d’être évacuée vers la mer. Personne n’aurait alors eu à souffrir d’autre chose que des effets d’un bol de palourdes tristounettes. Doña Valentina avait été élevée par deux parents froids et peu attentifs qui ne ressentaient guère à son égard qu’une vague déception devant sa beauté fade et donc la faible probabilité qu’elle fasse un bon mariage. Qu’elle n’avait d’ailleurs pas fait. La fortune de Don Marius Ordoño était sur le déclin, des terres encombrées d’oliviers qui ne fructifiaient pas et une maison aux belles proportions, mais sans prétention, dans l’une des plus belles rues de Madrid. Il était ce que Valentina pouvait espérer de mieux, étant donné sa dot quelconque et son visage encore plus quelconque. Quant à Marius, il avait épousé en premières noces une héritière rousse, qui était passée sous un carrosse et avait fini piétinée à mort quelques jours seulement après leur mariage, le laissant sans enfant ni un seul sou de la fortune de ses parents. Le jour de ses noces, Valentina portait un voile de dentelle dorée et des peignes d’ivoire dans les cheveux. Don Marius, qui contemplait leur reflet dans le miroir trouble accroché chez lui au mur de la pièce principale, avait été surpris par l’élan charnel qui l’avait submergé, inspiré peut-être par les yeux pleins d’espoir de sa fiancée, ou par le spectacle que lui-même offrait dans sa tenue de marié. Non, en réalité, il était plus probable que son émoi soit à imputer aux cerises à l’eau-de-vie qu’il avait boulottées toute la matinée, se les fourrant dans les joues pour les mâcher lentement plutôt que de faire la conversation avec son nouveau beau-père. Cette nuit-là, il se jeta sur sa fiancée avec une passion frénétique, en lui murmurant des poèmes à l’oreille, mais il ne parvint en tout et pour tout qu’à quelques assauts maladroits avant qu’un vertige ne s’empare de lui et qu’il ne vomisse la chair dodue à moitié mastiquée des cerises à l’eau-de-vie, sur la parure de lit nuptial que Valentina avait passé de nombreuses semaines à broder de ses mains. Au cours des mois et des années qui suivirent, Valentina repenserait presque avec nostalgie à cette fameuse nuit, car cette ardeur induite par les cerises fut le seul signe de passion ou même d’intérêt que Marius manifestât jamais pour elle. Et s’il était vrai qu’elle était simplement passée d’un foyer sans amour à un autre, cela ne signifiait pas pour autant qu’elle ne souffrait pas de cette absence. Doña Valentina ne connaissait aucun terme adéquat pour décrire le désir qu’elle éprouvait et n’avait pas la moindre idée du moyen de le soulager. Aussi passait-elle ses journées à irriter leurs quelques serviteurs par de continuelles remontrances, tout en évoluant dans un état d’insatisfaction perpétuel. C’est pourquoi elle descendit à la cuisine ce matin-là, non pas une, mais deux fois. La cuisinière étant devenue de plus en plus imprévisible à mesure que s’avérait l’obsession de son fils pour la dramaturge Quiteria Escárcega, Doña Valentina veillait à jeter un œil sur elle tous les matins. Ce jour-là, en descendant l’escalier, elle sentit la chaleur augmenter autour d’elle et fut accueillie par l’odeur caractéristique du pain brûlé. Il n’en fallut pas davantage pour qu’elle soit à deux doigts de se pâmer de plaisir, elle allait avoir quelque chose de tangible à reprocher à sa cuisinière. Mais celle-ci n’était pas là. »

À la semaine prochaine pour découvrir de nouvelles premières lignes !

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