Premières lignes (58)

Dans ce rendez-vous hebdomadaire, organisé par Ma Lecturothèque, je vous ferai part des premières lignes de romans qui me font considérablement envie…


Pour cette semaine, j’ai décidé de vous présenter les premières lignes du roman « Le Dernier Combat », écrit par Saara El-Arifi et édité chez De Saxus !

Le Dernier Combat

« Le vent de marée se déchaînait toutes les nuits. Entre l’annonce de minuit et celle des deux fuseaux, il arrivait de la mer Marion, sautant d’une vague à la suivante, puis déferlant sur les dunes de sable du désert de Farsaï. Le sel et le sable bleu se combinaient en son sein, transformant le moindre grain en une arme mortelle. Il soufflait sur l’Empire des Gardiens et les treize villes qui le composaient, détruisant sur son passage tout ce qui n’était pas assez solide pour lui résister. Au sud, il tourbillonnait dans la capitale, Nar-Ruta, et balayait les frontières invisibles séparant la citadelle en quatre quartiers. Il se faufilait jusqu’au Fort, le plus petit et le plus riche des quartiers de la ville, où les quatre gardiens, les dirigeants de l’empire, dormaient tranquillement derrière les murs de fer de leur forteresse. Rien ne pénétrait dans le Fort sans que les gardiens le sachent. Dans le Quartier Braise, les débris roulaient dans les rues pavées, souillant les cours immaculées de la noblesse. Le vent de marée frappait leurs portes somptueuses aux inébranlables volets métalliques. Il se ruait ensuite vers un terrain plus favorable, sur l’autre berge du fleuve Ruta qui séparait les riches des pauvres, le sang rouge du sang bleu et translucide. Il martelait les portes en bois du Quartier Cendre et s’immisçait par les fenêtres mal réparées. Les balais attendaient le ménage du matin. Usés par le labeur des champs, les habitants étaient habitués à un travail éreintant. Puis le vent filait vers l’est et le dernier quartier de Nar-Ruta, l’Ordure, où vivotaient Hanteurs et Cendres au milieu des décombres et des bâtiments misérables. Il s’engouffrait dans les maisons closes où les cris de plaisir feints des valets de nuit couvraient ses plaintes incessantes. Il traversait les ruines sombres où l’on s’abritait pour mâcher la joba, la petite graine rouge. Et il s’y attardait un moment, prêt à réduire en bouillie quiconque avait le malheur de se retrouver dehors. Peau noire et sang, le vent de marée emportait tout, ne laissant derrière lui que des os et des lambeaux de chair. Ces dernières semaines, le vent avait pris de la vigueur. Il avait faim. Les habitants de l’Ordure qui ne fréquentaient pas les maisons closes ou les repaires de drogués s’imbibaient au Marron, une immense taverne située au nord du Quartier Braise. Logé dans les souterrains de la ville, l’endroit était protégé des ravages du vent de marée. Au Marron, le battement des tambours agitait les grains de sable bleu qui s’étaient glissés dans les fissures et sous les volets. On aurait dit que le sable dansait comme les manouvriers des plantations constituant la clientèle du lieu. Il n’y avait que des Cendres au Marron. Leurs traits bruns délassés par la liberté éphémère de la danse, ils se dandinaient en rythme. Les talons martelaient le sol, les mains marquaient la cadence. Les dos se cambraient, non plus sous l’effet de la douleur, mais en signe de défi. Les visages renversés vers le plafond contemplaient les chevrons de la taverne. Ils frappaient le sol de leurs faux, ajoutant à la cacophonie des tambours. Les lames étaient juste assez tranchantes pour fendre l’écorce, mais pas plus, les Braises y veillaient en permanence. Les ombres du Marron effaçaient les marques des coups de fouet et apaisaient les dos voûtés par le port de lourdes charges. Et quand cela ne suffisait pas, le rhum de feu s’en chargeait. Le griot Zibenwe monta sur la petite scène en bois et, d’un geste, imposa le silence aux musiciens qui s’y produisaient. L’homme tenait un petit tambour djembé. Son châle aux motifs rouges et verts intriqués était de bonne facture mais un peu défraîchi. Les torsades grisonnantes qui lui tombaient jusqu’à la taille se balancèrent gracieusement quand il se mit à jouer de son djembé. Les griots étaient des conteurs, des Cendres qui avaient décidé de préserver leur héritage par l’intermédiaire de la poésie, de la prose et du rythme. Pendant la journée, beaucoup d’entre eux travaillaient dans les plantations. La nuit, ils reprenaient vie et récitaient leurs histoires. L’énergie de la danse se mua en attente d’un nouveau conte. Les gens retenaient leur souffle. Le rythme du tambour alla crescendo, puis s’interrompit brusquement. Sur la pointe des pieds, les clients attendaient les premiers mots du griot dans un silence tendu. Quand il frappa trois fois sur le djembé, l’impatience était à son comble. »

À la semaine prochaine pour découvrir de nouvelles premières lignes !

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