Premières lignes (95)

Dans ce rendez-vous hebdomadaire, organisé par Ma Lecturothèque, je vous ferai part des premières lignes de romans qui me font considérablement envie…

Pour cette semaine, j’ai décidé de vous présenter les premières lignes du roman « Les Aventures d’Amina Al-Sirafi », écrit par Shannon Chakraborty et édité chez Alter Real !

« Au nom de Dieu, le plus Miséricordieux, le plus Compatissant. Bénis soient son grand prophète Mohammed, sa famille et ses fidèles. Loué soit Dieu, qui dans Sa gloire a créé la terre et ses territoires, ses langues, ses peuples et ses dialectes variés. Ces vastes merveilles, si nombreuses que l’œil humain ne saurait en embrasser davantage qu’un fragment, ne sont-elles pas la preuve de Sa Magnificence ? Et quand on parle de merveilles…Délectons-nous des aventures de la nakhudha Amina al-Sirafi. Oui ! Cette capitaine Amina al-Sirafi. La contrebandière, la pirate. La blasphématrice que les hommes de lettres accusent de donner en pâture des cœurs humains à la créature des mers qui lui sert d’époux, et la sorcière, car c’est forcément une sorcière, car aucune femme ne pourrait piloter un navire avec une telle dextérité sans l’aide de magies interdites, dont l’apparence attire et révulse tout à la fois. Les marchands qui sillonnent nos magnifiques rivages nous avertissent de ne pas prononcer son nom, comme si c’était un djinn que l’on invoque en l’appelant, bien que, étrangement, ils ne font montre que de peu de scrupules quand il s’agit de répandre des rumeurs malveillantes sur son corps et sa sexualité, ces choses qui obsèdent les hommes lorsqu’ils détestent ce qu’ils désirent, et qu’ils désirent ce qu’ils ne peuvent posséder. J’ai la certitude que vous avez entendu parler d’elle. Après tout, il est de tradition que les voyageurs de notre oumma nous partagent les merveilles de ce monde par le récit de leurs expéditions, en particulier lorsque celui-ci s’enrichit d’anecdotes de redoutables femmes renégates. Nombre de ces voyageurs jurent ne pas avoir couché leur récit sur le papier dans le but de séduire ou divertir, Dieu les en préserve ! Mais dans l’intention première de raffermir le cœur des croyants et de fournir la preuve des splendeurs promises de la Création divine. Et pourtant, en tant que musulmans, ne nous demande-t-on pas d’être honnêtes ? De discerner la vérité et de ne pas répandre de mensonges ? Et, mes chères sœurs…Quels mensonges. Car le scribe que je suis a lu quantité de ces récits et en a tiré une autre leçon, être une femme signifie qu’on ne se rappellera pas fidèlement votre histoire. Que celle-ci sera jetée aux oubliettes. Déformée. Dans les contes que l’on se raconte dans les cours des maisons, les femmes sont des épouses adultères dont la perfidie pousse leur mari à une folie meurtrière, ou des mères ayant longtemps souffert qui donnent naissance aux héros dignes de ce nom. Les biographes polissent et édulcorent les aspérités des reines talentueuses et impitoyables afin qu’on se souvienne d’elles comme de saintes, et les géographes avertissent les hommes croyants de se tenir à l’écart de tel ou tel endroit plein d’histoires scandaleuses de filles lubriques qui s’ébattent dans la mer et envoûtent les intrus étrangers. Les femmes sont des épouses oubliées et des filles anonymes. Des sages-femmes et des domestiques, des voleuses et des filles de joie. Des sorcières. Une anecdote excitante à raconter à vos amis une fois de retour chez vous, ou un avertissement. Il existe quantité d’histoires scandaleuses comme celles–ci au sujet d’Amina al-Sirafi. Elle était trop implacable, disent-ils. Trop ambitieuse, trop violente, se conduisant de manière tout à fait inappropriée, et aussi…Vieille ! Elle était mère, si vous pouvez le croire. Ah, oui, on s’attend bien évidemment à ce que les jeunes se montrent rebelles à un certain degré. C’est pour cela que nous écoutons des récits de princesses et de guerrières à la recherche de trésors qui connaissent parfois une fin joyeuse. Mais on escompte de ces récits qu’ils prennent fin, avec la rencontre d’un garçon, d’un prince, d’un marin, d’un aventurier. L’homme qui s’emparera de sa virginité, lui donnera des enfants, en fera sa femme. L’homme qui la définira. Lui pourra poursuivre sa propre aventure, il pourra même prendre de nouvelles épouses et faire d’autres enfants ! Mais on attend des histoires des femmes qu’elles se dispersent dans un brouillard de vie domestique…S’il leur arrive simplement d’être racontées. L’histoire d’Amina ne s’est pas terminée. À vrai dire, c’est le cas de tous les récits de femmes. L’humble scribe qui vous sert…Ah, laissez-moi me présenter, mon nom a une origine un peu complexe, mais vous pouvez m’appeler Jamal pour le moment. Jamal al-Hilli. Et j’ai rencontré des grands-mères qui ouvraient de nouveaux commerces, des reines âgées menant des guerres de conquête, et de jeunes mères qui prenaient la plume de dessin pour la première fois. De fait, c’est peut-être uniquement parce qu’elle était une mère que l’histoire d’Amina nous est parvenue. Et bien qu’une telle affirmation puisse sembler fort audacieuse…Elle l’a racontée à sa fille. Afin que son enfant puisse comprendre les choix de sa mère. Car lorsque Amina a décidé de quitter son foyer pour reprendre sa vie en mer, elle est devenue davantage qu’une pirate. Davantage qu’une sorcière. Elle est devenue une légende. Ce récit vous paraîtra peut-être incroyable. Les preuves et les documents qui ont pu être rassemblés ont été reproduits ici, mais en ce qui concerne la nakhudha, votre scribe a jugé préférable de laisser Amina parler en son propre nom. Afin de résister à l’impulsion de façonner et de reformuler ses paroles. Mais par souci d’honnêteté, il me faut vous avouer une autre vérité. Le récit de ses aventures ne vise pas seulement à servir de preuve de l’existence des merveilles de Dieu. Il a pour but de vous distraire. »

À la semaine prochaine pour découvrir de nouvelles premières lignes !