Dans ce rendez-vous hebdomadaire, organisé par Ma Lecturothèque, je vous ferai part des premières lignes de romans qui me font considérablement envie…
Pour cette semaine, j’ai décidé de vous présenter les premières lignes du roman « Nos Corps Invisibles », écrit par Christine Férêt-Fleury et édité chez Scrineo !

« Je fais ce rêve au moins une fois par an, généralement en été, quand la lumière est dure et blanche et tombe droit sur le rectangle de pelouse qui sépare notre maison de la rue. Quand les ombres se réduisent à une ligne très mince au ras des haies. Quand il n’y a plus aucun endroit où se cacher. Dans le rêve, je m’habille, j’ouvre la porte de ma chambre et je descends l’escalier. C’est un matin de semaine, ordinaire, je sais que je vais trouver tout le monde dans la cuisine parce que je me lève en général la dernière, à croire que je n’ai jamais envie de sortir du lit. Ce qui est vrai. Et ils sont là. Ma mère, mon père, ma sœur. Mes parents ont toujours le même âge, ma sœur, ça dépend. Au début, c’était un bébé dans son couffin. Maintenant, elle a son âge réel, treize ans, parfois moins, ou, ce qui est plus étonnant, elle est devenue adulte et j’ai du mal à la reconnaître. Je me demande si elle ressemblera un jour à la femme du rêve, sophistiquée, sûre d’elle, en tailleur anthracite et escarpins à talons. Je n’ai jamais entendu sa voix. Quand j’entre dans la pièce, personne ne bouge ni ne parle. Mon père me tourne le dos, il vient de ranger dans le placard une boîte en carton rose, peut-être du sucre en poudre. Son bras est levé, les doigts légèrement écartés. Il porte une chemise à rayures et un jean, ses cheveux sont un peu aplatis sur l’arrière de son crâne. Clairsemés. Il commence à les perdre et il n’aime pas ça, il essaie de cacher sa calvitie naissante. Ma mère est assise à côté de ma sœur, toutes deux me font face. Tiphaine tient son bol tout près de son visage ; ma mère touille son café avec le manche du couteau à beurre, comme elle le fait chaque matin. Sauf que sa main est immobile, ses yeux perdus dans le vague. Le vernis de l’un de ses ongles est écaillé. Il y a aussi cette longue brèche qui part du coin de la fenêtre et se ramifie au plafond, formant un dessin qui ressemble aux branches les plus minces d’un arbre en hiver. Si je baisse les yeux vers le carrelage, je remarque aussitôt la mousse accumulée entre les joints. Tout dans la pièce a l’air terne et comme voilé de poussière. Le plafond semble plus bas, comme si le toit s’affaissait lentement. Je n’ose pas entrer dans la pièce. Je reste sur le seuil et je les appelle. Maman. Papa. Tiphaine. Répondez ! Ma voix ne porte pas, ne provoque de leur part aucune réaction. Je n’entends même pas le souffle de leur respiration. D’ailleurs, je n’entends rien : ni les voitures circulant dans la rue ni les sirènes des ambulances entrant dans la cour de l’hôpital, à une centaine de mètres de la maison. Des sons familiers auxquels je ne prête plus attention depuis longtemps ; mais là, je remarque leur absence. Le silence est oppressant, étouffant. Je recule et me précipite vers la porte d’entrée, je dévale les trois marches du perron, je cours dans l’allée et pousse le portillon en fer donnant sur la rue. Il grince et cela me rassure un peu, je ne suis pas devenue sourde en une nuit. Au hasard, je tourne à gauche et me dirige vers le centre commercial, là où les élèves de ma classe traînent après les cours. C’est un endroit que j’évite, d’habitude. Personne n’a vraiment envie d’être vu avec moi. Pourtant, mes pas m’y poussent. J’ai besoin de savoir, même si chaque vision du rêve est déjà gravée en moi. Même si je m’attends à chaque découverte, les véhicules arrêtés en plein milieu de la chaussée, le bus dont le clignotant émet une lueur rythmée et inutile, les livreurs penchés sur le guidon de leurs vélos, figés en plein effort, les deux hommes d’un certain âge absorbés par leur conversation, en temps normal, ils m’auraient sûrement bousculée sans même me remarquer, mais leurs pieds sont rivés au trottoir et je les contourne facilement. J’ai déjà, une ou deux fois, volé une pizza dans la glacière d’un livreur, la pâte avait un goût de paille et, à chaque nouveau rêve, le carton est là, intact. Je ne peux rien changer à cette réalité pétrifiée, rien abîmer, rien salir. Et pourtant, j’ai essayé. Circulant dans le centre commercial, j’ai décroché de leurs cintres les vêtements qu’on ne m’aurait jamais permis d’acheter, je les ai portés, j’ai marché de long en large devant des miroirs qui me renvoyaient une toute nouvelle image, j’ai tagué les vitrines des boutiques où les vendeuses s’étaient moquées de moi, je les ai maquillées avec du ketchup, j’ai trempé mes semelles dans un pot de peinture violette pour laisser mes empreintes à chaque étage. Rien n’y fait. Ce monde immobile et silencieux se reconstitue inlassablement, il ignore ma rage, mes actions et mes méfaits. Il m’ignore. Et c’est sans doute pour cela que je m’y sens bien. Dans le rêve, personne ne m’observe, personne ne me juge. Pour ces humains immobiles et sans regard, je n’existe pas. Je suis libre. Je suis, enfin, moi-même. »
À la semaine prochaine pour découvrir de nouvelles premières lignes !
Appréciant la plume de l’autrice, je tenterai bien ce roman 🙂
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Je ne connais pas du tout, mais sachant que tu apprécies, je suis d’autant plus tentée !
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Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est intriguant !
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